Même quand la blessure guérit, la cicatrice demeure. { Margaret

Elle a la tête ailleurs. Et elle voudrait être ailleurs. Elle a écrit et réécrit cette fichue lettre des dizaines de fois. Parfois, dans un accès de rage et d'amertume, elle a craché sur le papier toute sa haine, toute sa rancoeur et toute sa déception, elle a dit ses quatre vérités à un père en présence de qui elle reste muette quand elle se trouve face à lui, quand elle subit l'assaut de ses caresses, quand elle doit souffrir le vice et l'envie dans son regard. Mais ces mots, elle ne peut pas les lui adresser. Avec Amycus, ils se sont fait une promesse, et Alecto sait que c'est la chose à faire. Elle ne doit rien laisser paraître, elle doit même être encore plus docile que d'ordinaire. Quand ils partiront, son frère et elle, Mr Carrow ne se sera douté de rien. Et ils seront sains et saufs. Ils seront libres. Oh, comme elle en rêve. Alors elle a réécrit sa lettre une dernière fois.

Elle n'aime pas ce rituel affreux qui l'oblige à donner de ses nouvelles à son père toutes les semaines, quand il ne l'oblige pas à passer le week-end à la maison. Elle, uniquement elle. Son frère n'est jamais concerné. Quelque part, Alecto se dit tant mieux. Mieux vaut susciter l'indifférence de cet homme que d'avoir à subir son infecte vicissitude. Elle s'est montrée très lisse, très évasive. Des platitudes du type : Je vais, bien, telle amie a fait ci, tel professeur a dit ça. Elle a même écrit sur la météo, a passé en revue ses résultats scolaires en trouvant les meilleures excuses à ses plus piètres résultats. Et maintenant, elle vient trouver Ursule dans la volière de l'école.

Ursule, c'est une chouette marron aux taches noires. Son père la lui a offerte après qu'elle ait reçu sa lettre d'admission à Poudlard. Elle est supposée n'être qu'à elle, mais Alecto la prête à son jumeau autant qu'il en a besoin, dans le dos de son géniteur. C'est une ridicule petite victoire, mais elle prend ce qu'elle peut. Elle accroche la lettre à la patte de l'animal, lui gratouille légèrement la tête. Ursule hulule de plaisir et s'en va à tire-d'ailes. Alecto la regarde s'éloigner un instant, pousse un soupir. Elle a la peur au ventre, maintenant, et la gardera jusqu'à ce que la réponse de son père lui parvienne. Incapable d'empêcher ce petit rituel. Si elle n'y cède pas, elle sait ce qui va se passer : si elle n'y cède pas, c'est la beuglante assurée.

Les mains enfoncés dans ses poches, elle finit par descendre les escaliers, mais la semelle de ses chaussures rencontre une marche glissante, de la fiente de hibou fraîche, très probablement, et l'adolescente se casse royalement la figure.

"Bordel de..."

Elle ne s'est pas loupée et peine à se redresser, mais quelqu'un vient à sa rencontre et lui tend la main. Elle se redresse, tremblante, fait face à une femme qu'elle reconnaît pour être la psychomage de l'époque, dont elle aurait tendance à fuir le bureau comme la peste.

"Merci...", dit-elle mal à l'aise avant de rapidement rajuster ses manches. Dans la chute, ses bras, marqués de bleus, jamais à découvert, ont été exposés furtivement au regard.

Alecto avaient espéré que ses marques étaient passé inaperçus, que leur vision avait été trop furtive, mais elle se rend bien vite compte, alors que la psychomage de l'école s'interrompt tout à coup, qu'elle a vu. Elle a vu. Et la vert et argent se maudit intérieurement, en cette seconde, de ne pas avoir été capable de faire preuve de plus de discrétion. Elle ne devrait pas avoir honte de ces marques. Au contraire, elle devrait les montrer, exposer au monde ces preuves tangibles de la cruauté d'un père qui jamais ne lui laisse le moindre répit. Elle pourrait être entendu, et son père mis hors d'était de leur nuire, à elle et son frère. Mais elle a trop peur pour le dénoncer. Et si ça ne servait à rien ? Et si on ne les écoutait pas ?

Et aussi... Alecto a honte. Souvent, elle se sent coupable. Parce qu'elle s'est trop laissé faire, parce qu'elle ne s'est pas forcément assez débattu face aux assauts de son géniteur, parce que petite, elle avait cru que c'était normal, et que tous les pères témoignaient à leurs enfants de leur affection de cette façon-là. Est-ce qu'elle avait eu le droit de lui reprocher de trop l'aimer ? Et qu'est-ce qu'il peut le lui répéter, qu'elle l'aime...

Non, elle ne veut rien montrer, elle ne peut surtout pas en parler, le secret est trop ancien, trop honteux. Pour elle, il n'y a qu'une seule manière d'y faire face. Alors quand Mrs Janeway devine immédiatement qu'on lui a fait du mal, l'adolescente se défend comme elle peut, bien déterminée à ne pas avouer l'inavouable, quand bien même c'est la pire attitude qu'elle puisse adopter.

"Oh non, pas du tout", se défend-elle immédiatement.

Elle cherche à se montrer convaincante, et elle sait bien mentir, mais comme elle est prise au dépourvu, sa voix tremble un peu, et elle a peur de s'emmêler les pinceaux. Elle n'est pas en position de supériorité, et c'est une chose qu'elle supporte très mal, mais elle ne peut pas choisir l'agressivité, comme elle le fait souvent, pas avec quelqu'un dont c'est le métier de percer vos défenses et de vous obliger à affronter vos traumas.

"Je suis juste... maladroite, comme vous avez pu le voir, alors je tombe, je me cogne..."

Quand elle n'est pas prise au dépourvu, elle a de meilleures excuses, mais là, elle se rattrape avec ce qu'elle peut, quitte à se diminuer et accepter de passer pour un désastre ambulant, chose qui lui déplaît largement, en contradiction totale avec ce qu'elle veut montrer et affirmer de son caractère.

La pâlotte vert et argent hoche la tête quand son interlocutrice lui demande si elle est à Serpentard. Elle sent que la psychomage n'est pas dupe, et elle n'aime pas ça du tout. Même si elle tente de garder la face, beaucoup de ses camarades ne la reconnaîtraient pas en cet instant, alors qu'elle se laisse un peu trop aisément dominer par la crainte d'être découverte, intimidée par cette femme dont elle ne sait pourtant rien, et qui ne devrait pas plus l'inquiéter que ne l'inquiètent ses professeurs en temps normal. Il y a une différence, néanmoins, et qui est notable : Alecto sent que son interlocutrice pourrait être capable de lire en elle, et bien sûr, c'est une pensée qui l'angoissent sincèrement. Au point qu'elle aurait presque envie de lui donner un faux nom au moment de lui répondre. Ce qu'elle ne fait pas. Ce serait stupide. Et ça la trahirait bien plus sûrement qu'en acceptant de jouer le jeu.

"Alecto. Carrow. C'est ça, je suis à Serpentard", confirme-t-elle d'une voix qu'elle trouve un peu trop faible pour les circonstances, en mal d'une assurance dont elle ne manque vraiment pas en temps normal, pourtant.

Elle serre les dents tandis que la psychomage reprend la parole en lui faisant remarquer que certaines choses que l'on subit ne sont parfois pas normales. Elle le sait. Elle a mis du temps à le comprendre, mais elle le sait. Elle s'en veut de s'être si longtemps laissée abuser par son père sans réaliser à quel point son comportement était malsain. Il l'avait isolée, il l'avait convaincue, répété maintes et maintes fois qu'il l'aimait, et elle s'est dit qu'elle avait de la chance d'avoir un père qui l'aime autant. Oui, il lui était arrivé de penser ça, et elle considère que cela fait d'elle une personne horrible, et que son comportement, par la même occasion, est absolument inexcusable. Elle le sait mais malgré tout, elle se tait. Elle pense que si elle parle, son père va savoir. Et tout sera pire pour elle, à partir de là. Elle veut se donner l'occasion de le fuir sans avoir à accuser sa fureur.

"Je sais qui vous êtes. Mais j'ai pas besoin de votre aide. Tout va très bien pour moi. Et je sais parfaitement prendre soin de moi. Vous pouvez demander à n'importe qui à Poudlard, je sais très bien me débrouiller seule. Et j'ai pas de problème avec mes profs ou... avec ma famille."

Elle parle un peu trop vite et surtout beaucoup trop. Elle s'acharne à étayer sa défense en long en large et en travers. Cela ne l'en rend certainement pas plus crédible. Mais elle qui sait si bien mentir en temps normal aurait tendance à perdre ses moyens.

Ce n'est peut-être qu'une impression, parce qu'Alecto se sent comme prise au piège, mais l'adolescente a tout de même l'impression que même si la psychomage suggère qu'elle n'a peut-être en effet aucun problème, elle ne le pense pas vraiment. Et c'est assez logique. L'attitude d'Alecto la trahirait presque aussi bien que les marques que son interlocutrice a eu le temps de distinguer sur sa peau. Elle utilise un conditionnel de rigueur, de convenance, peut-être pour l'adoucir ou la détendre, peut-être pour lui laisser entendre qu'elle ne la forcera pas à se confier contre son gré, mais le mal est fait tout de même. Alecto se sent à découvert, mise à nu, et elle a le sentiment que le monde entier, à présent, est susceptible de connaître ce secret qu'elle avait su si bien garder jusque-là.

Même si elle suggère qu'elle n'a peut-être pas de problème, elle réclame tout de même qu'elles se voient en entretien, ce qui prouve donc bel et bien qu'elle estime quand même que si, elle en a peut-être, des problèmes, et pas qu'un peu. Ce qui est vrai. Quand Alecto voit le degré d'inconfort (si peu familier pour elle, pourtant) qu'elle affiche en présence de cette femme, elle ne veut pas savoir ce que ça donnerait si elle voyait cette femme trop régulièrement.

Il se peut qu'elle ait raison, c'est même très probable, oui : Alecto a besoin de parler. Elle s'en est rendu compte au moment d'oser enfin avouer toute la vérité à Amycus : se libérer de ce poids lui a fait le plus grand bien. Mais elle ne sait pas pour autant si elle osera en parler à qui que ce soit d'autre. Son frère jumeau est le seul au monde en qui elle ait suffisamment confiance pour parler de tout ça sans redouter sa réaction, sans craindre ce qui pourra arriver ensuite.

Parler à une adulte, ce n'est pas la même chose. Si elle raconte tout ce qui lui est arrivé, on ira trouver son père, il saura qu'elle l'a trahi, et elle a bien trop peur de ce qu'il pourra lui faire. Ses projets de fugue en compagnie de son frère, même s'ils sont très hasardeux, lui paraissent bien plus sûrs et bien plus judicieux, du moins selon elle, forcément biaisée par ses considérations adolescentes, qui l'empêchent devoir l'intégralité du tableau et préfère se concentrer sur sa seule situation.

"C'est obligé ?" demande-t-elle avec une évidente mauvaise volonté, alors qu'elle espère encore pouvoir échapper à ces satanés rendez-vous qui ont la possibilité de la déstabiliser beaucoup trop. "Je vais vous faire perdre votre temps, vous savez."

Car elle n'a absolument pas l'intention de lui parler de quoi que ce soit. Margaret Janeway est peut-être une psychomage douée, mais ça ne changera rien à la position d'Alecto sur la question.

Apparemment, ce n'est pas la patience qui manque à la psychomage. Et tant mieux, au fond. Il en faut pour réussir à supporter des élèves comme Alecto, plus que réfractaires à l'idée d'être aidées. Enfin non, ce n'est pas l'idée d'être aidée qui dérange Alecto, pas vraiment, c'est plutôt la possibilité que, d'une façon ou d'une autre, la situation vire au désastre le plus absolu, parce que ses confidences se seront répandues comme une traînée de poudre, ce qui pourrait avoir des répercussions terribles sur elle... et pas seulement, sur son frère aussi, et Amycus a suffisamment de problèmes comme cela, lui aussi.

Oui, elle veut obtenir de l'aide, parce qu'elle en a le plus terrible besoin si elle veut parvenir à son objectif, qui est de mettre le plus de distance possible entre eux et son père. Mais elle estime qu'on n'est jamais mieux aidé que par soi-même, et par conséquent, elle ne se voit pas parler de ce qu'elle a subi, de ce qu'elle subit toujours, à cette femme dont elle ne sait rien, et dont elle ne peut pas présumer du comportement et des décisions.

Bien sûr, juste comme ça, elle paraît sympathique et bienveillante, elle n'a pas l'air de leur vouloir le moindre mal, mais comment être sûre que c'est bien le cas ? Certaines personnes ont un don pour dissimuler ce qu'elles renferment au plus profond d'elle-même. Son père a ce don, par exemple. Tout le monde pense qu'il est un saint. Il ne laisse rien transparaître, mais quand les portes du manoir familial se referment... Même elle a perfectionné cet art de la dissimulation. Tout est devenu une affaire d'apparences, pour elle, et elle pense jouer son rôle à la perfection. Elle ne peut pas se permettre de faire confiance à n'importe qui. Et elle se méfie par-dessus tout des adultes, qui souvent écoutent mais n'entendent pas. Dans les premiers temps où elle a voulu partager son expérience, elle s'en est bien rendu compte. Des portes fermées, de l'incompréhension, ou bien on l'a taxée de menteuse. Alors sans façon. Crainte de ne pas être crue. Crainte de l'être. Du pareil au même.

"S'il le faut", soupire-t-elle pour bien montrer sa désapprobation.

Alecto n'a aucune intention d'y mettre de la bonne volonté, et elle le prouve. Elle va s'y rendre, à ce fichu rendez-vous, car ne pas le faire serait prendre le risque qu'on en informe son père, ce qui voudrait dire au passage qu'il comprendrait qu'on a estimé qu'elle avait besoin d'un suivi psychologique (combien que ça lui retomberait forcément dessus ?). Donc elle va filer droit. Mais en se montrant le plus hermétique possible. Elle ne veut pas croire qu'on puisse lui tirer les vers du nez si facilement.

"Je peux y aller, maintenant ?"